dimanche 12 novembre 2006
Joann Sfar : "Se refuser à rire de l'islam est méprisant pour les musulmans"
Pour Joann Sfar, scénariste-dessinateur, auteur des BD « Le chat du rabbin », un humoriste ne doit rien s'interdire
La Croix : Jusqu’où, selon vous, peut-on aller dans l’humour à propos des religions ?
Joann Sfar : Depuis toujours, on a le droit de rire du judaïsme. Dans la tradition juive, c’est même un devoir que de critiquer : l’élève qui ne critique pas son maître est un mauvais élève ! De même, depuis 1905, on a le droit de rire du christianisme. Alors je ne comprends pas pourquoi, comme on l’a vu l’hiver dernier avec l’« affaire » des caricatures de Mohammed, on n’aurait pas le droit de rire de l’islam.
Traiter quelqu’un en ami, c’est rire avec lui ; lui refuser cela, c’est refuser de se lier d’amitié avec lui et, finalement, c’est le mépriser. Si on ne s’autorise plus à parler et à rire de l’islam, parce que l’on craint des représailles, alors c’est méprisant pour les musulmans. Et puis, comme le dit Soheib Bencheikh, l’ancien mufti de Marseille, « ceux qui pensent que Dieu n’est pas assez grand pour se défendre seul sont de mauvais croyants ! ».
Justement, après l’« affaire » de l’enseignant Redeker, comment avez-vous réagi ?
– J’ai été choqué par les réserves à la liberté d’expression émises par certains acteurs politiques ou syndicalistes. On ne peut pas, quand la vie d’un professeur est menacée, dire dans la même phrase qu’il faut le protéger mais que ce qu’il dit n’est pas bien.
Quand le ministre de l’éducation, Gilles de Robien, a dit, en substance, « la liberté d’expression est souveraine mais… », j’ai considéré que ce « mais » était de trop. De la part du législateur, il est essentiel de défendre sans la moindre réserve la liberté d’expression, y compris dans le domaine religieux. Ceci dit, l’artiste ou l’intellectuel doit toujours se poser la question de l’utilité de son discours. À titre personnel, je n’ai jamais vu l’utilité de jeter de l’huile sur le feu.
L’affaire des caricatures de Mohammed ne posait-elle pas un autre problème : celui du sacré et de son rapport à l’image ?
– Tout à fait. Cette question du rapport à l’image a été réglée dès le VIe siècle par les chrétiens avec la crise iconoclaste. Pour les juifs, comme je l’ai compris avec mon mémoire de maîtrise de philosophie sur « Les rapports du peintre juif à la représentation de la figure humaine », cette représentation, après avoir été longtemps interdite, s’est imposée grâce à Marc Chagall depuis un siècle.
Maintenant, c’est au tour des musulmans de régler cette question de l’image. Car derrière se pose celle de leur rapport à l’autre, de leur capacité à supporter d’avoir un autre en face sans vouloir se l’agréger. Quand on en arrive à cacher la totalité du visage des femmes, c’est qu’on a un problème sérieux avec l’autre.
Quelle différence faites-vous entre humour et dérision ?
– Quand on raconte une histoire, on ne doit se fixer aucune limite, on ne doit rien s’interdire. Quand un humoriste est bon, on lui permet tout… En ce qui me concerne, je préfère l’autodérision : je me moque des juifs parce que je suis juif, parce que je me sens en situation de fraternité avec eux, que j’ai de la tendresse pour eux. C’est là sans doute le secret de l’ironie : elle ne peut que viser des gens qui nous sont proches et chers, sinon, elle stigmatise.
Vous êtes-vous déjà autocensuré en tant que dessinateur de BD, notamment dans vos albums du Chat du rabbin ?
– Jamais ! Et je ne pense pas que mes albums aient scandalisé ou choqué un seul juif. Ou alors seulement parce que j’y montre un rabbin qui mange du porc. D’ailleurs, mon père qui est un juif traditionaliste m’a téléphoné, après la sortie du 3e tome du Chat du rabbin. « Un rabbin qui trompe sa femme, ça s’est déjà vu, m’a-t-il dit, mais un rabbin qui mange du porc, jamais ! » Franchement, il n’y a pas de sujet tabou dans le judaïsme.
Ainsi, quand le chat du rabbin s’interroge sur la sexualité des jeunes disciples de son maître et sur le fait que, sans doute, ils se masturbent, le rabbin sait bien que le chat a raison… En revanche, je sais qu’à cause de ce passage-là, cet album a été retiré, dans certaines librairies, des rayons pour enfants.
Et du côté musulman, comment vos albums du Chat du rabbin sont-ils reçus ?
– Je ne sais… En tout cas, mes amis musulmans ne sont pas choqués. Bon nombre d’enseignants se servent de mes albums pour lancer un débat sur le religieux dans leur classe. Et, ces dernières années, j’ai souvent été invité en collège et lycée. Je me souviens, par exemple, de deux jeunes filles arabes dans un lycée professionnel qui m’ont dit : «Au début, on ne voulait pas lire ton livre parce qu’il est juif mais après, on l’a trouvé très bien parce qu’on s’est rendu compte qu’ils sont aussi bêtes dans les familles juives que dans les familles musulmanes.»
En établissement scolaire, ce qui me frappe, c’est l’ignorance des jeunes d’origine maghrébine quant à leurs propres traditions et culture. Il suffirait pourtant qu’ils se souviennent de leurs grands-parents, plutôt que d’écouter les chaînes de télévision du Qatar, pour comprendre que leurs familles viennent de pays éclairés et tolérants où il y a toujours eu des juifs.
Existe-t-il en France des dessinateurs d’origine musulmane qui font des BD à connotation religieuse, un peu comme vous ?
– Oui, je pense par exemple à Riad Sattouf, dessinateur syrien qui a publié Ma circoncision (Éd. Bréal Jeunesse, 2004), une BD très drôle. Mais il a été traîné devant les tribunaux ! Du coup, les librairies ont mis cet album à l’index.
http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2286211&rubId=5548
La Croix : Jusqu’où, selon vous, peut-on aller dans l’humour à propos des religions ?
Joann Sfar : Depuis toujours, on a le droit de rire du judaïsme. Dans la tradition juive, c’est même un devoir que de critiquer : l’élève qui ne critique pas son maître est un mauvais élève ! De même, depuis 1905, on a le droit de rire du christianisme. Alors je ne comprends pas pourquoi, comme on l’a vu l’hiver dernier avec l’« affaire » des caricatures de Mohammed, on n’aurait pas le droit de rire de l’islam.
Traiter quelqu’un en ami, c’est rire avec lui ; lui refuser cela, c’est refuser de se lier d’amitié avec lui et, finalement, c’est le mépriser. Si on ne s’autorise plus à parler et à rire de l’islam, parce que l’on craint des représailles, alors c’est méprisant pour les musulmans. Et puis, comme le dit Soheib Bencheikh, l’ancien mufti de Marseille, « ceux qui pensent que Dieu n’est pas assez grand pour se défendre seul sont de mauvais croyants ! ».
Justement, après l’« affaire » de l’enseignant Redeker, comment avez-vous réagi ?
– J’ai été choqué par les réserves à la liberté d’expression émises par certains acteurs politiques ou syndicalistes. On ne peut pas, quand la vie d’un professeur est menacée, dire dans la même phrase qu’il faut le protéger mais que ce qu’il dit n’est pas bien.
Quand le ministre de l’éducation, Gilles de Robien, a dit, en substance, « la liberté d’expression est souveraine mais… », j’ai considéré que ce « mais » était de trop. De la part du législateur, il est essentiel de défendre sans la moindre réserve la liberté d’expression, y compris dans le domaine religieux. Ceci dit, l’artiste ou l’intellectuel doit toujours se poser la question de l’utilité de son discours. À titre personnel, je n’ai jamais vu l’utilité de jeter de l’huile sur le feu.
L’affaire des caricatures de Mohammed ne posait-elle pas un autre problème : celui du sacré et de son rapport à l’image ?
– Tout à fait. Cette question du rapport à l’image a été réglée dès le VIe siècle par les chrétiens avec la crise iconoclaste. Pour les juifs, comme je l’ai compris avec mon mémoire de maîtrise de philosophie sur « Les rapports du peintre juif à la représentation de la figure humaine », cette représentation, après avoir été longtemps interdite, s’est imposée grâce à Marc Chagall depuis un siècle.
Maintenant, c’est au tour des musulmans de régler cette question de l’image. Car derrière se pose celle de leur rapport à l’autre, de leur capacité à supporter d’avoir un autre en face sans vouloir se l’agréger. Quand on en arrive à cacher la totalité du visage des femmes, c’est qu’on a un problème sérieux avec l’autre.
Quelle différence faites-vous entre humour et dérision ?
– Quand on raconte une histoire, on ne doit se fixer aucune limite, on ne doit rien s’interdire. Quand un humoriste est bon, on lui permet tout… En ce qui me concerne, je préfère l’autodérision : je me moque des juifs parce que je suis juif, parce que je me sens en situation de fraternité avec eux, que j’ai de la tendresse pour eux. C’est là sans doute le secret de l’ironie : elle ne peut que viser des gens qui nous sont proches et chers, sinon, elle stigmatise.
Vous êtes-vous déjà autocensuré en tant que dessinateur de BD, notamment dans vos albums du Chat du rabbin ?
– Jamais ! Et je ne pense pas que mes albums aient scandalisé ou choqué un seul juif. Ou alors seulement parce que j’y montre un rabbin qui mange du porc. D’ailleurs, mon père qui est un juif traditionaliste m’a téléphoné, après la sortie du 3e tome du Chat du rabbin. « Un rabbin qui trompe sa femme, ça s’est déjà vu, m’a-t-il dit, mais un rabbin qui mange du porc, jamais ! » Franchement, il n’y a pas de sujet tabou dans le judaïsme.
Ainsi, quand le chat du rabbin s’interroge sur la sexualité des jeunes disciples de son maître et sur le fait que, sans doute, ils se masturbent, le rabbin sait bien que le chat a raison… En revanche, je sais qu’à cause de ce passage-là, cet album a été retiré, dans certaines librairies, des rayons pour enfants.
Et du côté musulman, comment vos albums du Chat du rabbin sont-ils reçus ?
– Je ne sais… En tout cas, mes amis musulmans ne sont pas choqués. Bon nombre d’enseignants se servent de mes albums pour lancer un débat sur le religieux dans leur classe. Et, ces dernières années, j’ai souvent été invité en collège et lycée. Je me souviens, par exemple, de deux jeunes filles arabes dans un lycée professionnel qui m’ont dit : «Au début, on ne voulait pas lire ton livre parce qu’il est juif mais après, on l’a trouvé très bien parce qu’on s’est rendu compte qu’ils sont aussi bêtes dans les familles juives que dans les familles musulmanes.»
En établissement scolaire, ce qui me frappe, c’est l’ignorance des jeunes d’origine maghrébine quant à leurs propres traditions et culture. Il suffirait pourtant qu’ils se souviennent de leurs grands-parents, plutôt que d’écouter les chaînes de télévision du Qatar, pour comprendre que leurs familles viennent de pays éclairés et tolérants où il y a toujours eu des juifs.
Existe-t-il en France des dessinateurs d’origine musulmane qui font des BD à connotation religieuse, un peu comme vous ?
– Oui, je pense par exemple à Riad Sattouf, dessinateur syrien qui a publié Ma circoncision (Éd. Bréal Jeunesse, 2004), une BD très drôle. Mais il a été traîné devant les tribunaux ! Du coup, les librairies ont mis cet album à l’index.
http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2286211&rubId=5548